mardi 27 décembre 2016

Sandro Botticelli, peintre et chorégraphe des Vierges et des déesses


Sandro Botticelli, peintre et chorégraphe des Vierges et des déesses


: Sandro Botticelli portrait de Simonetta Vespucci






En préparant cette présentation de Botticelli et en consultant les différentes sources qui m'ont servies à sa composition, il m'est revenu à l'esprit ces vers d’un poème de Nerval

" modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
les soupirs de la sainte et les cris de la fée "
(el desdichado)

Les pinceaux ont remplacé la lyre d'Apollon, la sainte a le visage de la Vierge et la fée s'est incarnée en Vénus, mais il ne faut voir dans l’œuvre de Botticelli aucune opposition, mais plutôt 2 figures complémentaires de la grâce
Cette unité a d'abord un visage, celui de cette Simonetta Vespucci, la plus belle femme de son temps,ce visage que l'on retrouve dans tant de ses tableaux, comme dans ce portrait de Piero di Cosimo



Surtout, nous ne devons pas chercher une tension entre une vision païenne et une autre chrétienne, Botticelli, comme tous les hommes de son temps et même un peu plus qu'eux, avait une foi profonde et lui et ses contemporains ne voyaient dans l'Antiquité païenne qu'une anticipation de l’avènement du christianisme.
Sa Vénus a la pudeur et l'innocence d'une sainte et ses saintes sont drapées à l'antique, dans un mouvement qui dévoile les corps autant qu'il les dérobe à la vue.
Enfin, il faut renoncer à toute tentative de classification, aujourd'hui dépassée, de Botticelli dans une sorte de mouvement ascendant ou de marche triomphale qui mènerait de la barbarie du Moyen âge à la lumière de la Renaissance.
Les courants artistiques, littéraires et philosophiques sont enchevêtrés de manière bien trop complexes pour qu'une simple progression chronologique puisse en rendre compte

Jacques Belhassen

I/ Botticelli ou l'art de la chorégraphie et de l'intensification du mouvement,

« Dès 1905, l’auteur [Warburg parle de lui-même] avait été conforté dans ses tentatives par la lecture du texte d’Osthoff sur la fonction supplétive dans la langue indo-germanique ; il y était démontré, en résumé, que certains adjectifs ou certains verbes peuvent, dans leurs formes comparatives ou conjuguées, subir un changement de radical, sans que l’idée de l’identité énergétique de la qualité ou de l’action exprimées en souffrît ; au contraire, bien que l’identité formelle du vocable de base eût de fait disparu, l’introduction de l’élément étranger ne faisait qu’intensifier la signification primitive On retrouve, mutatis mutandis, un processus analogue dans le domaine de la langue gestuelle qui structure les œuvres d’art , quand on voit par exemple une Ménade grecque apparaître sous les traits de la Salomé dansante de la Bible, ou quand Ghirlandaio, pour représenter une servante apportant son panier de fruits, emprunte très délibérément le geste d’une Victoire figurée sur un arc de triomphe romain  »


Domenico Ghirlandaio - Birth of St John the Baptist détail








Bref, c’est l’étrangeté qui prend ici le pouvoir d’intensifier un geste présent en le vouant au temps fantomal des survivances. C’est l’étrangeté qui, dans la collision anachronique du Maintenant (la servante) et de l’Autrefois (la Victoire), ouvre au style son futur même, sa capacité à changer et à se reformer entièrement


Le pas de la nymphe

Que fait, dans La Naissance de Vénus, l’Heure (ou la Grâce) avec sa robe dans le vent et sa grande cape mouvementée ? Un iconographe attentif à la storia dira qu’elle accueille Vénus sur le rivage et lui tend un vêtement pour couvrir sa nudité. Warburg dira, de plus, qu’elle danse à la droite du tableau. Que font Zéphyr et Chloris (ou Aura) ? Warburg dira – outre qu’il sont à l’origine d’une brise poussant la coquille de Vénus vers le rivage – qu’ils dansent, enlacés, fussent-ils en l’air. Que fait Vénus elle-même ? Elle danse immobile devant nous, c’est-à-dire qu’elle fait de sa simple pose une chorégraphie du corps exposé. Que font les personnages du Printemps ? Ils dansent tous. Que font les servantes de Ghirlandaio dans le cycle de Santa Maria Novella, à part verser de l’eau dans une cruche ou apporter un plateau de fruits ? Elles dansent aussi, centrales à la dynamique de l’image, autant qu’elles passent, marginales à la distribution des personnages dans le thème iconographique.

 Birth of St Mary in Santa Maria Novella in Firenze by Domenico Ghirlandaio détail






« Bien exprimés, les mouvements des cheveux et des crinières, des branchages, des feuillages et des vêtements sont agréables dans la peinture. Je désire même que les cheveux exécutent les sept mouvements dont j’ai parlé plus haut ; qu’ils s’enroulent donc comme s’ils allaient se nouer, qu’ils ondulent dans l’air en imitant les flammes, que tantôt ils se glissent comme des serpents sous d’autres cheveux, tantôt se soulèvent de côté et d’autre. […] Comme nous voulons que les étoffes se prêtent aux mouvements (cum pannos motibus aptos esse volumus), alors que par nature elles sont lourdes, pendent constamment vers la terre et refusent de se plier, il sera bon de placer dans la peinture les visagesde Zéphyret d’Auster en train de souffler entre les nuages, dans un angle de l’histoire, pour pousser tous les tissus dans la direction opposée. On aura ainsi cet effet gracieux que les côtés des corps que touche le vent, parce que les étoffes sont plaquées par le vent, apparaissent presque nus sous le voile des étoffes. Sur les autres côtés, les étoffes agitées par le vent se déploieront parfaitement dans l’air

Botticelli Le Printemps détail


Léon Battista Alberti 1404-1472. Traité de la peinture



Aérienne mais essentiellement incarnée, insaisissable mais essentiellement tactile. Tel est le beau paradoxe de Ninfa, dont le texte du De pictura révèle d’ailleurs fort bien la mise en œuvre technique : il suffit, explique Al­berti, de faire souffler un vent sur une belle figure drapée. Dans la partie du corps qui reçoit le souffle, l’étoffe est plaquée contre la peau, et de ce contact surgit quelque chose comme le modelé du corps nu. De l’autre côté, l’étoffe s’agite et se déploie librement, presque abstraitement, dans l’air. C’est la magie du drapé : les Grâces de Botticelli comme les Ménades antiques réunissent ces deux modalités antithétiques du figurable : l’air et la chair, le tissu volatile et la texture organique. D’un côté, le drapé s’élance pour lui seul, créant ses propres morphologies en volutes ; d’un autre côté, il révèle l’intimité même – l’intimité mouvante-émouvante – de la masse corporelle. Ne pourrait-on dire que toute chorégraphie tient entre ces deux extrêmes ?



Sandro Botticelli, virtuosité et syncrétisme

On en a fini avec l’idée que les époques historiques développent chacune une vision du monde monolithique, dont l’art serait la forme symbolique. Nous ne croyons plus, depuis longtemps, que Botticelli est typique d’une culture qui inaugure les “Temps modernes” en rompant avec le Moyen Âge, même si la Vénus ne peut se comprendre sans la culture néo-platonicienne qui est à la mode à la cour de Laurent de Médicis à son époque.
Ce qu’il y a d’intéressant avec Botticelli, c’est que sa peinture montre précisément que son époque, son milieu, sont traversés de multiples temporalités, en même temps. En fait, Laurent et ses proches adoraient la tapisserie flamande, les icônes byzantines, tout autant que les antiquités romaines et les textes grecs. C’est une culture du “syncrétisme” , comme le montre l’écrit phare de Marsile Ficin, le philosophe le plus influent de la cour de Laurent, La Vénus, avec sa planéité de tapisserie, ses traits de contour ciselés comme de l’orfèvrerie gothique, montre aussi cette combinaison avec
une iconographie antique
Léonard de Vinci disait déjà que Sandro ne savait pas dessiner les paysages. Beaucoup de théoriciens de l’art, depuis la Renaissance, à l’instar de Vasari, affirment que les artistes ne peuvent pas être bons en tout, sauf exception (comme Raphaël), mais ont un talent sélectif. Cette idée (qui débouche sur une théorie du style personnel, au XVIIe siècle), repose avant tout sur la conviction que l’auteur est responsable de tous les paramètres de son œuvre.
Mais parler de « cohérence » d’une œuvre est une chose différente, car rien ne dit en effet que cette cohérence se situe au niveau de l’auteur. Comme Foucault ou d’autres l’ont étudié, l’auteur n’est pas “l’unique cause” d’une œuvre, il n’en est qu’une fonction, qui n’apparaît que dans un certain contexte (la “modernité” pour le dire vite).
La première tâche est donc de se départir d’une approche trop psychologisante de l’œuvre d’art et de distinguer ce qui relève du style propre à l’artiste, son « inconscient manuel » comme dit Barthes, et de ce qui relève de la cohérence interne de l’œuvre elle-même.
Le second travail consiste à trouver les critères appropriés pour que l’œuvre apparaisse cohérente. Là surgit une difficulté : la cohérence est une appréciation subjective qui résulte d’un jugement, d’une appréciation. Une œuvre d’art n’est pas cohérente objectivement, en soi, il n’y a que des interprétations successives et subjectives de cette cohérence. La fortune critique de Botticelli, avec ses revirements à 180°, nous le montre assez bien.
Je ne veux pas pour autant renvoyer chacun à ses jugements de goût personnels, sans quoi l’histoire de l’art comme exercice critique n’aurait pas beaucoup d’intérêt. L’exercice critique de l’histoire de l’art consiste selon moi à théoriser ses jugements de goût, à leur donner une raison. Il consiste aussi à comprendre les théories qui, parfois implicitement, justifient les jugements des autres.

Sandro Botticelli, la déploration du Christ


Si on reprend la controverse Léonard/Botticelli, le jugement négatif formulé par le premier à l’encontre des paysages du second s’appuie effectivement sur une théorie de la peinture implicite ici : pour Léonard peinture et observation du réel participent du même mouvement intellectuel, non pas qu’il faille simplement imiter la nature en peinture, mais imiter les forces de la nature et les effets mouvants de la perception, qui font que le monde apparaît en perpétuelle transformation. La nature est le lieu où s’observe le mieux, chez Léonard, tous ces changements, et c’est pourquoi ses paysages sont flous et poétiques. La nette simplicité des paysages de Botticelli ne pouvait donc lui convenir.
Mais si je veux formuler la théorie qui sous-tend ma compréhension de la cohérence de l’esthétique de Sandro, je dirais qu’elle repose sur l’idée de virtuosité, exercice de la virtù, de l’excellence. Celle-ci se manifeste chez lui non par un art du trompe-l’œil ou du flou poétique, mais par l’adoption d’un trait d’orfèvre, l’orfèvrerie étant à ses yeux (comme à ceux des frères Pollaiolo par exemple) l’art le plus virtuose, le plus prestigieux. D’où les vaguelettes biffées comme des coups de scalpel, d’où le contour escarpé de la côte, qui se montre moins comme imitation d’un littoral en perspective que comme forme abstraite et linéaire à la surface du tableau.



Botticeli, autoportrait








Quelques liens pour mieux connaître Botticelli



Pour une étude plus savante



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