dimanche 23 octobre 2016

La bataille de Waterloo, une bataille aussi littéraire

La bataille de Waterloo, une bataille aussi littéraire


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La bataille de Waterloo, une bataille aussi littéraire
Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois la peur ne venait chez lui qu’en seconde ligne ; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L’escorte prit le galop; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
— Les habits rouges ! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l’escorte, et d’abord Fabrice ne comprenait pas ; enfin il remarqua qu’en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d’horreur ; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore, ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s’arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L’escorte s’arrêta ; Fabrice, qui ne faisait pas assez d’attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
— Veux-tu bien t’arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s’aperçut qu’il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d’un air d’autorité et presque de réprimande ; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité ; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin:
— Quel est-il ce général qui gourmande son voisin ?
— Pardi, c’est le maréchal !
— Quel maréchal?
— Le maréchal Ney, bêta ! Ah çà! où as-tu servi jusqu’ici ?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l’injure ; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d’une façon singulière. Le fond des sillons était plein d’eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri sec auprès de lui : c’étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu’il les regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l’escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles ; il voulait suivre les autres : le sang coulait dans la boue.
Ah ! m’y voilà donc enfin au feu ! se dit-il. J’ai vu le feu ! se répétait-il avec satisfaction. Me voici un vrai militaire. A ce moment, l’escorte allait ventre à terre, et notre héros comprit que c’étaient des boulets qui faisaient voler la terre de toutes parts. Il avait beau regarder du côté d’où venaient les boulets, il voyait la fumée blanche de la batterie à une distance énorme, et, au milieu du ronflement égal et continu produit par les coups de canon, il lui semblait entendre des décharges beaucoup plus voisines ; il n’y comprenait rien du tout.
A ce moment, les généraux et l’escorte descendirent dans un petit chemin plein d’eau, qui était à cinq pieds en contre-bas.
Le maréchal s’arrêta, et regarda de nouveau avec sa lorgnette. Fabrice, cette fois, put le voir tout à son aise ; il le trouva très blond, avec une grosse tête rouge. Nous n’avons point des figures comme celle-là en Italie, se dit-il. Jamais, moi qui suis si pâle et qui ai des cheveux châtains, je ne serai comme ça, ajoutait-il avec tristesse. Pour lui ces paroles voulaient dire : Jamais je ne serai un héros. Il regarda les hussards ; à l’exception d’un seul, tous avaient des moustaches jaunes. Si Fabrice regardait les hussards de l’escorte, tous le regardaient aussi. Ce regard le fit rougir, et, pour finir son embarras, il tourna la tête vers l’ennemi.
Stendhal, la chartreuse de Parme
Le 18 juin 1815, vers midi, je sortis de Gand par la porte de Bruxelles ; j’allai seul achever ma promenade sur la grande route. J’avais emporté les Commentaires de César et je cheminais lentement, plongé dans ma lecture. J’étais déjà à plus d’une lieue de la ville, lorsque je crus ouïr un roulement sourd : je m’arrêtai, regardai le ciel assez chargé de nuées, délibérant en moi-même si je continuerais d’aller en avant, ou si je me rapprocherais de Gand dans la crainte d’un orage. Je prêtai l’oreille ; je n’entendis plus que le cri d’une poule d’eau dans des joncs et le son d’une horloge de village. Je poursuivis ma route : je n’avais pas fait trente pas que le roulement recommença, tantôt bref, tantôt long et à intervalles inégaux ; quelquefois il n’était sensible que par une trépidation de l’air, laquelle se communiquait à la terre sur ces plaines immenses, tant il était éloigné. Ces détonations moins vastes, moins onduleuses, moins liées ensemble que celles de la foudre, firent naître dans mon esprit l’idée d’un combat. Je me trouvais devant un peuplier planté à l’angle d’un champ de houblon. Je traversai le chemin et je m’appuyai debout contre le tronc de l’arbre, le visage tourné du côté de Bruxelles. Un vent du sud s’étant levé m’apporta plus distinctement le bruit de l’artillerie. Cette grande bataille, encore sans nom, dont j’écoutais les échos au pied d’un peuplier, et dont une horloge de village venait de sonner les funérailles inconnues, était la bataille de Waterloo !
Auditeur silencieux et solitaire du formidable arrêt des destinées, j’aurais été moins ému si je m’étais trouvé dans la mêlée : le péril, le feu, la cohue de la mort ne m’eussent pas laissé le temps de méditer ; mais seul sous un arbre, dans la campagne de Gand, comme le berger des troupeaux qui paissaient autour de moi, le poids des réflexions m’accablait : Quel était ce combat ? Etait-il définitif ? Napoléon était-il là en personne ? Le monde comme la robe du Christ, était-il jeté au sort ? Succès ou revers de l’une ou de l’autre armée, quelle serait la conséquence de l’événement pour les peuples, liberté ou esclavage ? Mais quel sang coulait ! chaque bruit parvenu à mon oreille n’était-il pas le dernier soupir d’un Français ? Etait-ce un nouveau Crécy, un nouveau Poitiers, un nouvel Azincourt, dont allaient jouir les plus implacables ennemis de la France ? S’ils triomphaient, notre gloire n’était-elle pas perdue ? Si Napoléon l’emportait que devenait notre liberté ? Bien qu’un succès de Napoléon m’ouvrit un exil éternel, la patrie l’emportait dans ce moment dans mon coeur ; mes voeux étaient pour l’oppresseur de la France, s’il devait, en sauvant notre honneur, nous arracher à la domination étrangère.
Wellington triomphait-il ? La légitimité rentrerait donc dans Paris derrière ces uniformes rouges qui venaient de reteindre leur pourpre au sang des Français ! La royauté aurait donc pour carrosses de son sacre les chariots d’ambulance remplis de nos grenadiers mutilés ! Que sera-ce qu’une restauration accomplie sous de tels auspices ?… Ce n’est là qu’une bien petite partie des idées qui me tourmentaient. Chaque coup de canon me donnait une secousse et doublait le battement de mon coeur. A quelques lieues d’une catastrophe immense, je ne la voyais pas ; je ne pouvais toucher le vaste monument funèbre croissant de minute en minute à Waterloo comme du rivage de Boulaq, au bord du Nil, j’étendais vainement mes mains vers les Pyramides.
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Chateaubriand les mémoires d’Outre-tombe
Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d’un quart de lieue. C’étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons ; et ils avaient derrière eux, pour les appuyer, la division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d’élite, les chasseurs de la garde, onze cent quatre-vingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la garde, huit cent quatre-vingts lances. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets d’arçon dans les fontes et le long sabre-épée. Le matin toute l’armée les avait admirés quand, à neuf heures, les clairons sonnant, toutes les musiques chantant Veillons au salut de l’empire, ils étaient venus, colonne épaisse, une de leurs batteries à leur flanc, l’autre à leur centre, se déployer sur deux rangs entre la chaussée de Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxième ligne, si savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à son extrémité de gauche les cuirassiers de Kellermann et à son extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait, pour ainsi dire, deux ailes de fer.
L’aide de camp Bernard leur porta l’ordre de l’empereur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons énormes s’ébranlèrent.
Alors on vit un spectacle formidable.
Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trompettes au vent, formée en colonne par division, descendit, d’un même mouvement et comme un seul homme, avec la précision d’un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la colline de la Belle-Alliance, s’enfonça dans le fond redoutable où tant d’hommes déjà étaient tombés, y disparut dans la fumée, puis, sortant de cette ombre, reparut de l’autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, montant au grand trot, à travers un nuage de mitraille crevant sur elle, l’épouvantable pente de boue du plateau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaçants, imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et de l’artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant deux divisions, ils étaient deux colonnes ; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin s’allonger vers la crête du plateau deux immenses couleuvres d’acier. Cela traversa la bataille comme un prodige.
Rien de semblable ne s’était vu depuis la prise de la grande redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie ; Murat y manquait, mais Ney s’y retrouvait. Il semblait que cette masse était devenue monstre et n’eût qu’une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte discipliné et terrible ; là-dessus les cuirasses, comme les écailles sur l’hydre. Ces récits semblent d’un autre âge. Quelque chose de pareil à cette vision apparaissait sans doute dans les vieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippanthropes, ces titans à face humaine et à poitrail équestre dont le galop escalada l’Olympe, horribles, invulnérables, sublimes ; dieux et bêtes.
Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derrière la crête du plateau, à l’ombre de la batterie masquée, l’infanterie anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la seconde, la crosse à l’épaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée d’hommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subitement, une longue file de bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards, et trois mille têtes à moustaches grises criant : vive l’empereur ! toute cette cavalerie déboucha sur le plateau, etce fut comme l’entrée d’un tremblement de terre.
Victor Hugo, les misérables
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Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France.
Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l’espérance ;
Tu désertais, victoire, et le sort était las.
O Waterloo ! je pleure et je m’arrête, hélas !
Car ces derniers soldats de la dernière guerre
Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d’airain !
Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
Il avait l’offensive et presque la victoire ;
Il tenait Wellington acculé sur un bois.
Sa lunette à la main, il observait parfois
Le centre du combat, point obscur où tressaille
La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
Et parfois l’horizon, sombre comme la mer.
Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! – C’était Blücher.
L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme,
La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
La batterie anglaise écrasa nos carrés.
La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,
Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge,
Qu’un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
Gouffre où les régiments comme des pans de murs
Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,
Où l’on entrevoyait des blessures difformes !
Carnage affreux! moment fatal ! L’homme inquiet
Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
Derrière un mamelon la garde était massée.
La garde, espoir suprême et suprême pensée !
« Allons ! faites donner la garde ! » cria-t-il.
Et, lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,
Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
Portant le noir colback ou le casque poli,
Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
Comprenant qu’ils allaient mourir dans cette fête,
Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
Leur bouche, d’un seul cri, dit : vive l’empereur !
Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise.
Hélas ! Napoléon, sur sa garde penché,
Regardait, et, sitôt qu’ils avaient débouché
Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,
Voyait, l’un après l’autre, en cet horrible gouffre,
Fondre ces régiments de granit et d’acier
Comme fond une cire au souffle d’un brasier.
Ils allaient, l’arme au bras, front haut, graves, stoïques.
Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques !
Le reste de l’armée hésitait sur leurs corps
Et regardait mourir la garde. – C’est alors
Qu’élevant tout à coup sa voix désespérée,
La Déroute, géante à la face effarée
Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,
Changeant subitement les drapeaux en haillons,
A de certains moments, spectre fait de fumées,
Se lève grandissante au milieu des armées,
La Déroute apparut au soldat qui s’émeut,
Et, se tordant les bras, cria : Sauve qui peut !
Sauve qui peut ! – affront ! horreur ! – toutes les bouches
Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
Comme si quelque souffle avait passé sur eux.
Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,
Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,
Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,
Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil !
Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient ! – En un clin d’œil,
Comme s’envole au vent une paille enflammée,
S’évanouit ce bruit qui fut la grande armée,
Et cette plaine, hélas, où l’on rêve aujourd’hui,
Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui !
Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
Tremble encor d’avoir vu la fuite des géants !
Napoléon les vit s’écouler comme un fleuve ;
Hommes, chevaux, tambours, drapeaux ; – et dans l’épreuve
Sentant confusément revenir son remords,
Levant les mains au ciel, il dit: « Mes soldats morts,
Moi vaincu ! mon empire est brisé comme verre.
Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ? »
Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
Il entendit la voix qui lui répondait : Non !
Victor Hugo, l’expiation
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