mardi 5 février 2013

c’est qu’une brèche s’est ouverte pendant notre sommeil, qu’une paroi nouvelle s’est effondrée sous la poussée de nos songes

Julien Gracq et le rivage des Syrtes, quand le roman se fait poème



Je crois qu'il faut renoncer définitivement à cette classification ridicule que l'on nous impose lorsque l'on veut nous faire dire quel est pour nous le plus beau roman.
De notre point de vue de lecteur, nous retenons d'un roman l'impression plus ou moins profonde qu'il a produite sur nous, le choc émotionnel ou esthétique que provoque la virtuosité de l'écriture ou la puissance d'évocation.
Je me souviens, comme l'une de mes plus belles expériences littéraires, de ces moments où je suspendais le lecture de l'Iliade ou d'une pièce de Shakespeare, comme l'on s'immobilise émerveillé devant la beauté d'un paysage, avoir lu et relu, jusqu'à l'épuisement jamais atteint de toute émotion, le récit de l'errance de la pauvre Cosette dans la forêt de Montfermeil et l'histoire de cette poupée si merveilleuse et tant désirée. Que celui qui a un cœur de bête me dise qu'il n'a pas versé une larme..
L'émotion que l'on éprouve à la lecture du rivage des Syrtes n'est pas du même ordre et de même nature, elle tient à un étrange pouvoir de dépaysement.
Un dépaysement crée par l'évocation d'un monde crépusculaire, qui a encore toutes les apparences de la vie, mais une vie comme alanguie dans une torpeur mortelle.
Dépaysement crée aussi par le curieux rapport qui se fait dans ce monde entre le passé, le présent et l'avenir, hantés par une menace à peine évoquée, si subtile qu'on en arrive à douter de son existence. Ce passé menaçant n'est pas seulement dans la mémoire et les souvenirs, il s'incarne dans un lieu, une frontière au delà de laquelle se trouve une menace, mais aussi un espoir.
C'est toute l’ambiguïté de cette attente fiévreuse qui donne sa beauté au roman. Voilà qu'une vie nouvelle fait renaître des murailles qui étaient tombées en ruine, que de longues nuits de veille, où rien d'autre ne s'insinue que l'ennui, se remplissent d'ombres menaçantes, de vaisseaux aperçus franchissant cette frontière qui est aussi une frontière entre la guerre et la paix.
Ce long roman est le récit d'une attente et de la lente transformation de cette attente en espoir, comme si l'effroi était moins pire que l'ennui.
Le plus extraordinaire dans ce roman se trouve dans le fait que l'écriture qui est toute entière remplie de la langueur, de cet état qui n'est pas encore la mort, mais plus tout à fait la vie. L'écriture de Gracq est la chair même de ce récit, elle épouse les longues attentes et donne corps aux brefs instants de lucidité, elle se fait plus vivante et plus rapide au même rythme que l'ardeur gagne le cœur des hommes et dans ces brefs passages la description se fait incisive, remplie d'une lucidité effrayante.

Léon Belhassen

EXTRAITS CHOISIS








l y a dans notre vie des matins privilégiés où l’avertissement nous parvient, où dès l’éveil résonne pour nous, à travers une flânerie désœuvrée qui se prolonge, une note plus grave, comme on s’attarde, le cœur brouillé, à manier un à un les objets familiers de sa chambre à l’instant d’un grand départ.
Quelque chose comme une alerte lointaine se glisse jusqu’à nous dans ce vide clair du matin plus rempli de présages que les songes; c’est peut-être le bruit d’un pas isolé sur le pavé des rues, ou le premier cri d’un oiseau parvenu faiblement à travers le dernier sommeil;
mais ce bruit de pas éveille dans l’âme une résonance de cathédrale vide, ce cri passe comme sur les espaces du large, et l’oreille se tend dans le silence sur un vide en nous qui soudain n’a pas plus d’écho que la mer.
Notre âme s’est purgée de ses rumeur et du brouhaha de foule qui l’habite; une note fondamentale se réjouit en elle qui en éveille l’exacte capacité. Dans la mesure intime de la vie qui nous est rendue, nous renaissons à notre force et à notre joie, mais parfois cette note est grave et nous surprend comme le pas d’un promeneur qui fait résonner une caverne: c’est qu’une brèche s’est ouverte pendant notre sommeil, qu’une paroi nouvelle s’est effondrée sous la poussée de nos songes, et qu’il nous faudra vivre maintenant pour de longs jours comme dans une chambre familière dont la porte battrait inopinément sur une grotte.

Aldobrandi avait maintenant ses coudées franches, régnait un préjugé nouveau, dont il couvrait d'ailleurs ses agissements avec un cynisme consommé : le moindre blâme porté contre le comportement de ses bandes eût passé pour la marque du plus mauvais goût, d'un esprit incurablement "retardataire", condamnation sans appel à un moment où l'opinion à la mode était que maintenant « les temps avaient changé ». Pourquoi ils avaient changé, c'est ce que personne n'eût pu dire au juste, et peut-être fallait-il voir là, plutôt qu'une phrase en l'air, plutôt que le constat précis d'une altération dans l'ordre des choses, la revendication de ce toucher infiniment subtil qui nous lie à l'établissement du vent, à la pesanteur insensiblement accrue de l'air, et en l'absence de toute preuve matérielle nous avertit en effet sans hésitation possible d'un « changement de temps ». Et ce n'était pas seulement cette couleur imperceptiblement plus orageuse — venue assombrir pour chacun son paysage mental comme s'il eût lu l'avenir à travers des verres fumés qui l'enfiévraient — qui paraissait nouvelle : apparemment le rythme même du temps à Orsenna avait changé.


Julien Gracq Le rivage des Syrtes
extraits choisis, source babelio


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